Les étapes de création des illustrations naturalistes : du croquis à la gravure

Les étapes de création des illustrations naturalistes : du croquis à la gravure

De la réalisation de croquis sur le terrain, à la gravure, en passant par les étapes de colorisation, la création d'œuvres naturalistes est un processus à la fois complexe et minutieux. Chaque étape exige une précision extrême, impliquant souvent la collaboration de plusieurs artisans pour assurer à la fois la fidélité scientifique et la qualité esthétique.

Avant de commencer, il est essentiel de comprendre la différence entre l'illustration naturaliste et l'art naturaliste. L'illustration naturaliste est une pratique scientifique visant à représenter les plantes de manière détaillée et précise, souvent à des fins académiques ou pour des catalogues scientifiques. Chaque illustration doit être suffisamment exacte pour permettre l'identification de l'espèce, incluant des éléments tels que les racines, graines ou bourgeons. Par exemple, comme le souligne Maria Vorontsova, taxonomiste aux Kew Gardens, ces illustrations sont indispensables pour identifier des plantes complexes comme les graminées. Cette précision va au-delà de ce que la photographie peut offrir, car l'illustration met en lumière des détails subtils parfois invisibles à l'œil nu. Ainsi, chaque trait, couleur et texture est essentiel pour permettre aux scientifiques de reconnaître les spécimens.

L’aubergine, La botanique à portée de tous, Geneviève de Nangis Regnault, 1774 - Bibliothèque nationale de France, Département des estampes, Jc 11 fol.
L’aubergine, La botanique à portée de tous, Geneviève de Nangis Regnault, 1774
Bibliothèque nationale de France, Département des estampes, Jc 11 fol.

L'art naturaliste, bien qu'inspiré par les mêmes sujets, met davantage l'accent sur l'esthétique et l'émotion que l'œuvre suscite. Contrairement à l'illustration naturaliste, qui nécessite une rigueur scientifique pour documenter les plantes avec précision, l'art naturaliste n'a pas besoin d'inclure tous les détails scientifiques nécessaires à une identification complète. L'artiste dispose d'une plus grande liberté pour exprimer sa vision personnelle, modifiant parfois l'échelle, les couleurs ou la composition pour créer une œuvre visuellement séduisante, tout en restant fidèle à une représentation scientifique correcte.


Oiseaux, Nouveau Larousse illustré, Claude Augé, 1898-1907 - BnF, département de la Littérature et Arts, FOL-Z-741 (6)
Oiseaux, Nouveau Larousse illustré, Claude Augé, 1898-1907
BnF, département de la Littérature et Arts, FOL-Z-741 (6)

Ainsi, les artistes naturalistes devaient déterminer s'ils ou elles allaient suivre une approche purement scientifique, esthétique ou un compromis entre les deux. Des figures comme Maria Sibylla Merian ont souvent fusionné ces deux approches, créant des œuvres d'une grande précision scientifique tout en conservant une beauté artistique exceptionnelle.

Jonquilles, myosotis et papillons, Maria Sibylla Merian, vers 1657-1659, Aquarelles de Léningrad - Inv.-Nr. IX-8-25
Jonquilles, myosotis et papillons, Maria Sibylla Merian, vers 1657-1659, Aquarelles de Léningrad - Inv.-Nr. IX-8-25

Les croquis initiaux

L’illustration scientifique commence souvent par des croquis réalisés sur le terrain. Ils sont essentiels pour capturer les caractéristiques principales du sujet avant qu'il ne change ou se dégrade.

William Bartram, explorateur et naturaliste américain, utilisait des carnets de croquis enduits de cire pour les protéger de l'humidité lors de ses explorations dans les marécages de Floride au XVIIIe siècle. Il devait faire face à des environnements humides et difficiles, mais ces précautions lui permettaient de préserver ses croquis pour un usage ultérieur.

Nyssa ogeche, ogeechee lime & Crataegus sp. hawthorn, William Bartram, 1756-1788 - © Mary Evans / Natural History Museum (ID 8620891)
Nyssa ogeche (Ogeechee Lime) & Crataegus sp. Hawthorn, William Bartram, 1756-1788
© Mary Evans / Natural History Museum (ID 8620891) 
Sarah Stone, illustratrice britannique, voyageait lors d'expéditions en Amérique du Sud et dans les îles du Pacifique. Elle utilisait des coffres spécialement conçus pour transporter et protéger son matériel de dessin, incluant des rouleaux de toile huilée qui préservaient ses croquis des intempéries.

Blue Tailed Thrush, Leverian Museum, Sarah Stone - Christies, London (Item #5409)
Blue Tailed Thrush, Leverian Museum, Sarah Stone - Christies, London (Item #5409)
Elizabeth Gould, quant à elle, utilisait de simples carnets de croquis et des crayons pour capturer rapidement les détails des oiseaux découverts avec son mari, afin de les finaliser ensuite dans leur atelier londonien.

instruments de dessin, 1749-1796 - Thomas H. Court © The Board of Trustees of the Science Museum
Instruments de dessin, 1749-1796 - Thomas H. Court © The Board of Trustees of the Science Museum

La colorisation

Une fois les croquis terminés, certain.es artistes utilisaient des méthodes sophistiquées pour appliquer la couleur ultérieurement. Ferdinand Bauer, par exemple, avait mis au point un système de codage des couleurs très complexe. Chaque teinte observée dans la nature recevait un code numérique, ce qui lui permettait de peindre ses aquarelles une fois rentré chez lui, sans perdre de fidélité dans les nuances observées. Cela garantissait une précision exceptionnelle, même dans des conditions de travail difficiles. Ce système a permis à Bauer de créer des œuvres d'une exactitude scientifique rare, en particulier dans ses représentations de la flore et de la faune australiennes.

Nuancier par code de couleur sûrement utilisé par Ferdinand Bauer (ca. 1770) - Découvert dans les Archives du Jardin Botanique de Madrid en 1999.
Nuancier par code de couleur sûrement utilisé par Ferdinand Bauer (ca. 1770) - Découvert dans les Archives du Jardin Botanique de Madrid en 1999.


Page de carnet, croquis d’un Iris Germanicus montrant les codes de couleurs numériques,crayon graphite sur papier, ca. 1786, (MS. Sherard 247/107) © Bodleian Library, University of Oxford, 2015
 Page de carnet, croquis d’un Iris Germanicus montrant les codes de couleurs numériques, crayon graphite sur papier, ca. 1786, (MS. Sherard 247/107) © Bodleian Library, University of Oxford, 2015


Pierre-Joseph Redouté, célèbre pour ses grands ouvrages d'illustrations botaniques comme Les Roses et Les Liliacées, travaillait de manière plus traditionnelle. Il superposait des couches d’aquarelle pour donner aux fleurs un aspect réaliste et délicat. Travaillant souvent en collaboration avec des botanistes comme Charles Louis L'Héritier de Brutelle, Redouté parvenait à combiner beauté artistique et exactitude scientifique. Sa maîtrise des nuances et des textures faisait de lui l'un des grands maîtres de la colorisation botanique au début du XIXe siècle. Toutefois, des équipes de coloristes travaillaient souvent à reproduire fidèlement les nuances qu'il avait définies.

James Sowerby, un autre illustrateur botanique, utilisait la technique de gravure qu'il colorisait ensuite à la main, notamment dans ses célèbres ouvrages English Botany. Sowerby gravait d'abord ses planches et les imprimait en noir et blanc avant d'appliquer la couleur à la main. Ce procédé laborieux nécessitait parfois l'intervention d'autres coloristes pour assurer la rapidité de production des livres en série, tout en maintenant la précision scientifique.

Gravures coloriées à la main issu du English Botany, Volume IV de James SOWERBY et Sir Edward SMITH, 1795 - © 2024 Michael Treloar Antiquarian Booksellers (#112535)
Gravures coloriées à la main issues du English Botany, Volume IV de James Sowerby et Sir Edward Smith, 1795 - © 2024 Michael Treloar Antiquarian Booksellers (#112535)

L'importance de la colorisation dans l'illustration scientifique

La colorisation jouait un rôle crucial, notamment pour distinguer les détails importants des espèces végétales ou animales. Dans certaines disciplines comme la botanique, la couleur permettait de différencier les parties de la plante (fleurs, feuilles, fruits) et d'illustrer des éléments plus subtils, tels que la maturité des fruits ou les nuances dans les pétales, qui étaient difficilement rendus en noir et blanc. La couleur n’était pas simplement décorative ; elle jouait un rôle fondamental pour la compréhension et l’identification des espèces. De ce fait, la colorisation pouvait parfois être aussi essentielle que le dessin lui-même.

Un outil qui a considérablement aidé les artistes et scientifiques à standardiser la représentation des couleurs est le "Werner's Nomenclature of Colours". Ce système de classification a été développé par le géologue Abraham Gottlob Werner et révisé par Patrick Syme en 1814, ajoutant des exemples pratiques provenant de la nature. Utilisé par des naturalistes tels que Charles Darwin lors de ses voyages, cet ouvrage servait de référence pour décrire précisément les couleurs observées dans les plantes, les animaux et les minéraux. Cela garantissait une uniformité dans la description et la reproduction des couleurs à travers les illustrations scientifiques. 

Cette normalisation de la couleur permettait aux artistes de reproduire avec fidélité les teintes observées sur le terrain, assurant ainsi la précision scientifique des illustrations et facilitant les comparaisons entre les études réalisées dans des régions différentes. Grâce au travail de Patrick Syme, qui associait chaque teinte à des spécimens naturels, les illustrateur.ices naturalistes disposaient d’un outil essentiel pour leur travail, garantissant une compréhension uniforme des couleurs à travers les disciplines.

Nomenclature des couleurs de Werner : adaptée à la zoologie, à la botanique, à la chimie, à la minéralogie, à l'anatomie et aux arts, Patrick Syme, 1821 - University of St Andrews (For ND1285.W4) / Photo : © Joyce Dixon 2019

Collaboration et Retouches

Dans certains cas, les croquis initiaux étaient entièrement retravaillés avant d’être colorisés. Les artistes adaptaient souvent les dessins aux contraintes de la publication ou aux attentes des scientifiques. Les proportions, les détails et la mise en page pouvaient être modifiés pour s’adapter à la composition finale, avant que la couleur ne soit appliquée.

Il était aussi courant que plusieurs personnes soient impliquées dans le processus de création d'une illustration. Un artiste pouvait réaliser les croquis de base, un autre pouvait en assurer la mise au propre, une troisième personne la colorisation et une quatrième pouvait s'occuper de la gravure.

Par exemple, dans le cas des illustrations d'oiseaux réalisées par John Gould pour son ouvrage Birds of Australia, plusieurs personnes étaient impliquées à différentes étapes du processus. Gould supervisait l'ensemble du projet, mais c’est sa femme, Elizabeth Gould, qui réalisait la plupart des lithographies à partir des esquisses préliminaires. Edward Lear, un autre illustrateur talentueux, contribuait également aux premières étapes avant que d'autres artistes n'interviennent pour finaliser et appliquer les couleurs aux images.

Un imprimeur encrant une pierre lithographique sur une presse à imprimer, The Boys Book of Industrial Information, Elisha Noyce, Londres, 1858.
Un imprimeur encrant une pierre lithographique sur une presse à imprimer, The Boys Book of Industrial Information, Elisha Noyce, Londres, 1858.

Ce travail collectif, bien qu'efficace pour produire des publications à grande échelle, posait parfois des problèmes de cohérence stylistique et scientifique, particulièrement lorsque les travaux étaient distribués entre plusieurs mains.

 


Étapes finales : gravure et impression

Une fois les illustrations finalisées et colorisées, une étape cruciale dans la diffusion des œuvres scientifiques était la gravure, qui permettait de reproduire les illustrations en série pour les publications. Cette technique consistait à inciser ou graver l'image sur une matrice, généralement une plaque de cuivre, de bois ou d’acier, qui servait ensuite à imprimer les illustrations.

Dessin à la plume et à l'encre de Jacob Bobart le Jeune et sa version imprimée tirée d'une plaque de cuivre gravée par Frederick Hendrick van Hove et publiée dans l'Historia Plantarum Universalis Oxoniensis de Morison (1699 : Sect. 11, Tab. 8)
Dessin à la plume et à l'encre de Jacob Bobart le Jeune et sa version imprimée tirée d'une plaque de cuivre gravée par Frederick Hendrick van Hove et publiée dans l'Historia Plantarum Universalis Oxoniensis de Morison (1699 : Sect. 11, Tab. 8) 

La gravure sur cuivre, très répandue au XVIIe et XVIIIe siècles, permettait une précision fine et détaillée, idéale pour les illustrations scientifiques. L'artiste gravant directement sur la plaque, comme James Sowerby l’a fait pour English Botany, suivait souvent les contours des croquis initiaux. Une fois la gravure achevée, elle était encrée et passée sous presse pour transférer l'image sur le papier. Des coloristes pouvaient ensuite ajouter manuellement les teintes, garantissant une uniformité visuelle entre les copies.

Un autre procédé commun était la lithographie, popularisée au XIXe siècle, notamment pour les ouvrages illustrés à grande échelle, comme Birds of Australia de John Gould déja cité plus haut. Dans ce processus, l'image était dessinée sur une pierre calcaire avec de l'encre grasse. Après traitement chimique, seules les zones encrées acceptaient l'encre pour l'impression, permettant ainsi de reproduire fidèlement les détails des illustrations. 

  • Les différentes étapes de l'illustration Pitta concinna de John Gould dans Birds of New Guinea :

Le processus d'illustration des oiseaux commence par une esquisse préliminaire sur papier, souvent réalisée par John Gould lui-même. Les nombreuses lignes et corrections visibles sur ce croquis témoignent de la recherche de Gould pour obtenir la meilleure composition :

Croquis au crayon et à la craie de Pitta concinna par John Gould

L'un des artistes travaillant pour Gould, ici William Hart, a ensuite transformé l'esquisse en une aquarelle détaillée, validée par Gould, qui veillait à ce que les proportions et les couleurs soient rigoureusement respectées :

Aquarelle terminée de Pitta concinna par William Hart

Hart a ensuite reporté les contours sur du papier calque, qu'il a noirci au verso avec un crayon à papier tendre. En plaçant le calque sur une pierre lithographique préparée, il a retracé les contours pour transférer une image guide non imprimable sur la surface d'impression :

Esquisse au crayon sur papier calque
En suivant les lignes directrices, Hart a utilisé un crayon lithographique gras pour dessiner et ombrer l'image de l'oiseau sur la pierre lithographique. La pierre était préalablement frottée avec du sable fin et de l'eau, pour lui donner une texture veloutée auquel le crayon pouvait adhérer :

Dessin au crayon lithographique sur pierre lithographique de Pitta coccinea

L'imprimeur a ensuite placé la pierre sur le lit d'une presse lithographique. Avant l'encrage, la pierre a été humidifiée afin que l'encre grasse n'adhère qu'aux zones dessinées au crayon. Une feuille de papier vierge a été posée sur la pierre encrée, puis pressée à l'aide d'une barre racleuse pour transférer l'encre noire sur le papier, créant ainsi l'image imprimée :

Épreuve lithographique non colorée de la Pitta concinna

Une fois l'encre sèche, l'impression était colorée à la main à l'aide d'aquarelles, en se basant sur une planche modèle approuvée par Gould. Henry Bayfield, le coloriste de Gould, supervisait ce travail et faisait appel aux femmes de sa famille pour appliquer les lavis d'aquarelle sur les impressions non colorées. Ces lavis non seulement teintaient l'image imprimée en noir, mais se combinaient aussi visuellement avec l’ombrage lithographique pour restituer la forme, les couleurs et la texture des plumes des oiseaux :

Pitta concinna, Birds of New Guinea, John Gould, Londres, 1875 - KU Libraries Catalog (OCoLC)ocm07748327
Pitta concinna, Birds of New Guinea, John Gould, Londres, 1875 - KU Libraries Catalog (OCoLC)ocm07748327

Les épreuves finales de gravure, qu'elles soient faites sur cuivre, acier ou à partir de pierres lithographiques, étaient souvent revues et corrigées avant publication. Cela garantissait le respect de l'illustration finale pour les attentes scientifiques et esthétiques. Des collaborations étroites entre graveur.ses, illustrateur.ices et scientifiques étaient essentielles à chaque étape du processus pour maintenir la qualité et la précision des œuvres. Ce modèle de collaboration entre plusieurs artistes et technicien.nes reste une des clés du succès des grandes publications naturalistes de l'époque.

 

Sources :

- What is ​Botanical Art?, Botanical Art & Artists, Katherine Tyrrell, 2022.
- James Sowerby (1809), Shaping Colour, Joyce Dixon, 2019.
- Scientific Illustration: What Is It?, Kara Perilli, The Franklin Institute, 2019
- Bridging Science and Art: The Journey to Becoming a Scientific Illustrator, Lekshmy Sathee, Plantae - American Society of plant biologists, 2023.
- Making the Hand-Colored Lithographic Prints in John Gould’s Bird Books, Karen Severud Cook, Kenneth Spencer Research Library, 2020.